"Ladies, start your engines." Quand Priscilla, folle du désert sort au cinéma en janvier 1995, tous les voyants sont au vert. Ce road movie, qui suit un trio de drag queens (Mitzi/Tick, Bernadette et Felicia/Adam) traversant le désert australien à bord d’un bus baptisé Priscilla, a déjà raflé plusieurs récompenses à l’international. Au Festival de Cannes, où il a été présenté en avant-première dans la sélection Un Certain Regard, les rumeurs sont enthousiastes.
En France, la critique est plus mitigée. Dans Libération, Didier Péron un film qui "peine à jouir", une "pure esbroufe". Mais le public, lui, est conquis par cette épopée touchante et souvent drôle : avec près de 400.000 entrées, Priscilla rencontre un succès notable dans un contexte où la culture drag reste très confidentielle. Certes, le "travestissement" existe depuis longtemps sur scène, au cinéma ou dans les cabarets – bien avant le premier faux cil de RuPaul, comme le rappelait récemment Soa De Muse dans une interview accordée à Sam Zirah –, mais en 1995, les préjugés à l’égard des communautés gays et trans, en pleine crise du VIH/Sida, sont encore profondément ancrés.
Au-delà de son succès populaire, Priscilla contribue donc à faire connaître le drag en France. À l’été 1995, le duo Sister Queen se hisse à la 9e place des charts avec Let me be a drag queen, et l’année suivante Mylène Farmer performe Sans contrefaçon entourée de drag queens lors de sa fameuse tournée Tour 1996. Si l'engouement pour le drag retombe quelque peu par la suite, pour revenir en force une quinzaine d’années plus tard, Priscilla, folle du désert s’impose entretemps comme un film culte au sein de la communauté queer. Et il suffit de le revoir pour en comprendre la raison.
Pour toute une génération (pré-) adolescente qui l’a vu au cinéma ou sans doute en VHS, Priscilla offre l’une des premières représentations cinématographiques à la fois positives et empathiques de l’identité queer. Loin des personnages caricaturaux, grotesques ou tragiques que le cinéma nous a souvent proposés, le film s’écarte du ton attendu. En 1995, tandis que sa promotion vend au public une comédie déjantée, le travestissement ou la transidentité n’y sont jamais des prétextes à la rigolade ; et cela, c’est relativement inédit.
Le réalisateur Stephan Elliot, pourtant hétérosexuel, déjoue avec finesse le straight gaze (regard hétéro). Ses acteurs – dont Terence Stamp, connu pour son rôle de séducteur ambigu dans Théorème de Pasolini – livrent un jeu sensible et subtil. Elliot et son trio d’interprètes s’amusent à déjouer les stéréotypes, qu’il s’agisse des clichés élimés sur les gays, de ceux sur la crise sida alors à son apogée – Trompette, le compagnon de Bernadette, est mort non de la maladie mais… asphyxié par un produit de décoloration – ou des violences sexuelles subies dans l’enfance : dans une scène très drôle, le jeune Adam déjoue les avances incestueuses de son oncle avec malice. Et si l'on rit parfois d'un humour "folle", on rit ensemble.
Le réalisateur ne résume jamais ses personnages à leur seule identité queer. Il leur donne une réelle épaisseur psychologique, et porte sur eux un regard plein de tendresse. Grâce à celle-ci, le film adopte une portée politique subtile : il se range du côté de son trio, et montre que la véritable déviance se trouve chez ceux qui les rejettent ou les agressent. Ce sont eux que l’on tourne en ridicule – notamment grâce à Bernadette, reine de la répartie et du coup de genou bien placé.
Avec la même tendresse, le film aborde des thématiques encore rares à l’écran dans les années 1990, comme la parentalité queer, ici largement normalisée par le regard d’un enfant. Lorsqu’il retrouve son fils après plusieurs années, Tick s’inquiète de l’image qu’il renvoie et de la vie à deux quand sa mère lui confie le garçon le temps de vacances. Le garçon, déjà fan d’Abba – comme son père –, lui demande dans une scène touchante : "Quand on sera à Sydney, tu auras un petit ami ?" Et de répondre au "peut-être" du paternel, avec un grand sourire : "Tant mieux."
Dans une scène finale généreuse, le garçon devient le spectateur enthousiaste et l’apprenti ingénieur lumière de la drag queen qu’est son père. C’est l'anti-Madame Doubtfire, comédie sortie en 1993 où le héros, incarné par Robin Williams, doit se déguiser en gouvernante anglaise pour voir ses enfants après un divorce. Ici, Tick n’a qu’à rester lui-même pour gagner l’amour et l’estime de son fils.
Autre relation marquante : la romance douce entre Bernadette et Bob, garagiste rencontré en chemin à l’occasion d’une panne et qui décide d’accompagner le trio dans la fin de son périple. On a rarement vu alors au cinéma une histoire d’amour entre une femme trans et un homme cisgenre hétérosexuel, encore moins lorsque la transidentité n’y est simplement pas un frein à la relation, ni même un sujet.
Priscilla, folle du désert, ce sont aussi de petits moments de grâce et d’humanité. Comme cette rencontre nocturne avec un aborigène qui, dénué des préjugés des Blancs, les invite à une fête se terminant en performance sur I Will Survive, accompagnée au didjeridoo. Ou encore cette scène où Tick, Adam, Bernadette et Bob batifolent dans un point d’eau inattendu, et qui dit toute l’adelphité entre les protagonistes.
Et puis, il y a l’esthétique. Camp, évidemment, mais aussi lyrique, notamment dans ces scènes oniriques tournées en cinémascope où Tick, vêtu des robes longues drapées, lipsynche de l’opéra juché sur le toit du bus en marche, en plein désert. Priscilla, folle du désert n’a finalement rien de la comédie kitsch et échevelée qu’on avait voulu nous vendre en 1995. C’est en réalité feel good movie doux-amer, à bien des égards proche des comédies sociales britanniques des années 1990 comme The Full Monty, Billy Elliot ou Les Virtuoses. L’année dernière, Stephan Eliott a promis une suite à son film qui réunirait le même trio d’acteurs. On espère qu’il visera aussi juste face au retour des réactionnaires.
Crédit photo : ASC Distribution / Splendor Films